Science, politique et quête d’un avenir alimentaire durable pour l’Afrique

February 2, 2018

Adam Sneyd, Professeur Assistant, Science Politique, Université de Guelph, Canada
Dans leur livre publié en 1993 The Golem: What you Should Know About Science (non traduit en français), les sociologues Harry Collins et Trevor Pinch ont affirmé que les citoyens des sociétés technologiques doivent prêter attention à la science controversée. Selon eux, des controverses scientifiques apparaissent lorsque les critères qui confèrent la « compétence scientifique » sont publiquement contestés : lorsque des scientifiques questionnent de façon critique et insistante des résultats de recherche, ou qu’ils se moquent de la qualité du travail effectué par d’autres, la science devient politiquement importante. Bien que les controverses tendent à être des exceptions, comme l’a souligné Beth Savan dans son livre de 1988 Science Under Siege: The Myth of Objectivity in Scientific Research (non traduit en français), il y a de bonnes raisons de se rappeler que les scientifiques sont humains. Les choix personnels que font les chercheurs, et leurs interprétations subjectives des données, ne sont jamais innocents.
Les critiques de la science ne sont pas les seuls à dire que la politique s’appuie souvent sur des efforts scientifiques et qu’elle est aussi à l’origine de certains courants de recherche. Comme l’a souligné Ursula M. Franklin, métallurgiste et physicienne germano-canadienne, dans le développement de ses conférences Massey de 1989, The Real World of Technology (non traduit en français), la technologie considérée comme un système, est loin d’être apolitique. Même le texte classique sur l’innovation et le développement, Diffusion of Innovations d’Everett M. Rogers (un résumé en français est disponible), souligne que des techniques de persuasion sont toujours nécessaires pour que les gens adoptent des attitudes favorables ou défavorables à l’égard d’innovations particulières.
Actuellement sur le continent africain, les politiques de persuasion sont particulièrement importantes dans le domaine de la recherche et du développement agroalimentaires. Aujourd’hui, de nombreux scientifiques et chercheurs, et encore plus de personnes politiquement concernées par l’avenir de l’alimentation en Afrique, mobilisent leur pouvoir de persuasion. Certains se joignent à de grandes entreprises agroalimentaires pour établir des réseaux et construire des coalitions à l’appui d’innovations fondées sur des découvertes de laboratoire, telle la biotechnologie. D’autres, parmi lesquels des agronomes, ont établi des alliances avec de petits agriculteurs pour les sensibiliser à certaines innovations et technologies fondées sur l’expérience de terrain, tels les pesticides biologiques.
La bonne nouvelle à propos de toutes les controverses qui entourent actuellement l’alimentation et l’agriculture en Afrique est qu’elles se produisent au vu et au su de tout le monde. Toutes les nouvelles actions politiques liées à l’innovation scientifique et au développement technologique peuvent contribuer à un avenir alimentaire plus inclusif et durable. Pour leur part, les scientifiques africains qui travaillent sur ce sujet devraient être fiers de la place que l’agriculture africaine a prise dans la politique par rapport aux années 1980. A l’époque, à la suite de nombreux ajustements structurels, y compris les libéralisations, les privatisations et la déréglementation, l’innovation dans le système alimentaire n’était pas à l’ordre du jour. Au cours des décennies suivantes, l’agriculture a étét négligée et n’a même pas été le sujet d’un Rapport sur le développement dans le monde avant 2008.
Le monde politique dans lequel l’innovation du système alimentaire africain est immergée a changé de façon positive au cours des dix dernières années. Le lauréat 2017 du Prix mondial de l’alimentation, le nigérian Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement, a été récompensé pour avoir «galvanisé la volonté politique de transformer l’agriculture africaine». A. Adesina a ensuite fait don de son prix pour soutenir de jeunes « agropreneurs » d’Afrique. Cependant, des experts politiques ont continué à soulever des questions précises sur l’avenir alimentaire du continent en ce qui concerne les processus de production, les flux commerciaux, les sources de financement et, surtout, la science et la durabilité.
Les divergences politiques sont particulièrement marquées en ce qui concerne ce dernier sujet : la science qui pourrait permettre aux systèmes alimentaires et agricoles africains de prospérer dans le contexte de la variabilité et du changement climatiques. L’agriculture dite « intelligente face au climat » est devenue un nouveau concept de base dans ce domaine politique. Cela reste un concept très contesté. Cela dit, selon des analyses récentes publiées dans The Journal of Peasant Studies, revue de premier plan dans le domaine, il existe au moins quelques points de consensus. En particulier, les experts considèrent généralement l’agriculture intelligente face au climat comme un effort visant à rendre l’agriculture plus « résiliente » aux effets du changement climatique, effort qui réduit la pauvreté, augmente les rendements et réduit les émissions de gaz à effet de serre provenant de l’agriculture. Le soutien à ces objectifs est largement partagé, mais très peu de « solutions » bénéficient du soutien universel des acteurs de l’agriculture. En tant que telle, l’idée que l’agriculture intelligente face au climat est un cadre apolitique, une approche séparée du domaine de la contestation et du débat politique, est inacceptable. En fait, l’idée que l’agriculture intelligente face au climat est en quelque sorte au-dessus de la politique a été totalement discréditée dans les pages du même journal.
Dans le magazine Ecologist, des experts renommés en alimentation et en durabilité, notamment Jennifer Clapp et Peter Newell, ont récemment demandé si l’agriculture intelligente face au climat servirait l’intérêt public ou, au contraire, renforcerait les profits des sociétés agroalimentaires transnationales. Ces chercheurs s’inquiètent du fait que les solutions favorisant les entreprises transnationales et l’expansion de l’agriculture industrielle ont tendance à bénéficier du plus grand soutien dans les plus grands réseaux émergents d’agriculture intelligente face au climat. Par exemple, ils citent les défis associés au Maïs Économe en Eau pour l’Afrique (WEMA), et comment cette prétendue « solution » pourrait renforcer la dépendance des petits agriculteurs envers Monsanto.
Cependant, J. Clapp, P. Newell et leurs collaborateurs ont également identifié une autre voie que la perspective dominante. Selon eux, le mouvement paysan mondial La Via Campesina, des organisations non gouvernementales telles que Greenpeace et ActionAid International, ainsi que des experts, notamment l’ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, contestent activement les modèles industriels d‘ « intensification durable ». Ces voix préconisent l’adoption d’interventions vertes et inclusives au niveau des exploitations, fondées sur des principes écologiques. Ils soutiennent également les pratiques associées à l’agroforesterie et à la certification biologique, et soulignent la nécessité d’un plus grand contrôle local pour soutenir la durabilité.
Ce débat émergent est d’une grande importance pour les scientifiques africains qui travaillent dur pour rendre plus durable l’avenir alimentaire du continent. La communauté scientifique doit reconnaître que la politique de pouvoir ne peut pas être simplement supprimée. Si les Africains sont influencés par des « solutions » qui renforcent le marché et le pouvoir politique d’organisations basées ailleurs, l’avenir alimentaire de l’Afrique pourrait être synonyme de marginalisation, dépossession et oppression du passé. Dans ce contexte, les jeunes scientifiques africains doivent être à la fois ouverts aux idées audacieuses et attentifs aux dynamiques de pouvoir mondiales qui imprègnent leurs domaines de recherche, d’apprentissage et de découverte. Ils doivent également faire preuve de prudence lorsqu’ils utilisent des termes tels que « productivité » et « efficacité ». L’agriculture intelligente face au climat conduite de bonne foi exige une attention accrue à la «  productivité » à plus long terme, et à « l’efficacité » par rapport à des critères sociaux et environnementaux élargis.
Alors que le monde se débat avec les mégafusions de l’agroalimentaire, sujet d’un récent rapport du Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, il y a néanmoins un grand espoir que les Africains puissent apporter d’énormes contributions scientifiques aux nouvelles pratiques de l’agriculture intelligente face au climat. Il y a déjà de nombreuses preuves que les Africains marquent ce domaine de leur empreinte. La Fondation bioRe en Tanzanie, par exemple, a développé des pratiques innovantes d’agriculture intelligente face au climat pour le coton qui diversifient efficacement et de manière durable les rendements et favorisent la santé des sols. Les succès associés à d’autres innovations africaines sur le terrain et en laboratoire sont trop nombreux pour être cités ici.
Lors de la Rencontre Internationale du Next Einstein Forum 2018 à Kigali, l’accent sera mis sur les succès, mais aussi sur les défis liés aux environnements techniques, sociaux, politiques et institutionnels nécessaires pour soutenir une agriculture intelligente face au climat. Le célèbre chef et auteur sénégalais Pierre Thiam participera à cette discussion. Jean Palutikof, directrice du Centre national de recherche sur l’adaptation aux changements climatiques de l’Université Griffith, en Australie, offrira également ses idées perspicaces. Une jeune généticienne innovante, Sanushka Naidoo, Maître de conférences à l’Université de Pretoria et lauréate du NEF 2018, exposera ses perspectives. Ousmane Badiane, directeur pour l’Afrique à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, offrira son expertise. La session plénière sur «Nourrir le monde, préserver le monde» aura lieu le 28 mars à 10h30 au Kigali Convention Centre.